Suisse Avenir

«L’imposition des successions serait fatale»

Letemps.ch

24 février 2014

 

Par Propos recueillis par Emmanuel Garessus

 

Maja Bauer-Balmelli, experte fiscale, analyse les développements de sa profession et les défis politiques de la Suisse à l’heure où de nouvelles propositions de hausse des prélèvements menacent le contribuable

Maja Bauer-Balmelli est associée et responsable de l’expertise fiscale, pour les affaires aussi bien suisses qu’internationales, auprès de Pestalozzi Avocats, à Zurich. Elle est chargée de cours de droit international à l’Université de ­Zurich, était membre de la commission des OPA, du conseil de la Swiss Tax Academy et juge à la cour d’appel fiscale du canton de Zurich. Elle répond aux questions du Temps sur les principaux thèmes fiscaux.

Le Temps: La fiscalité a toujours été l’un des attraits du site économique suisse. Ceux-ci sont menacés. Est-ce que l’initiative socialiste pour un droit de succession au niveau fédéral vous préoccupe-t-il, vous et vos clients?

Maja Bauer-Balmelli: Dès le lancement de l’initiative sur les successions, les demandes d’informations ont été très nombreuses. Son acceptation serait fatale pour la Suisse. Jusqu’ici, les descendants n’étaient pas imposés dans la plupart des cantons. Avec ce projet, seul le (la) conjoint(e) ou partenaire enregistré(e) serait épargné(e), alors que les autres bénéficiaires seraient imposés à hauteur de 20% après déduction d’une franchise de 2 millions de francs. La Suisse en souffrirait fortement. Les cantons qui ont accueilli des entrepreneurs étrangers, par exemple allemands, craignent leur départ ou la fin de ce type d’immigration. L’initiative est injuste, mal faite et dépasse son but initial. C’est une atteinte à l’attractivité de la Suisse.

En outre, il ne faut pas oublier que ces fortunes ont normalement déjà été soumises une ou deux fois à la fiscalité, que ce soit sur le bénéfice ou sur le revenu.

Cette initiative n’a pas encore provoqué une émigration d’entreprises ou de personnes, mais nos discussions montrent que les préparations aux départs vont bon train. Le jour venu, elles quitteront notre pays.

– Dans le cadre de l’accord de double imposition avec la France, est-il préférable d’être sans contrat ou d’avoir un mauvais accord?

– L’accord sera refusé par la Suisse et le contrat actuel sera résilié par la France. A mon avis, il est très important de ne pas céder. D’abord parce que l’accord en vue n’est pas conforme aux standards de l’OCDE. Si le défunt meurt en France et détient des immeubles en Suisse, ceux-ci seraient imposés par la France. C’est inacceptable parce que contraire aux principes internationaux d’allocation des objets fiscaux. Si nous cédons, d’autres pays suivront l’exemple français et l’attrait économique de la Suisse se réduira encore davantage. L’économie romande souffrirait particulièrement. Nous devons défendre nos intérêts et satisfaire les standards internationaux.

– Quel est l’état des discussions sur la création d’un impôt sur les gains boursiers?

– La discussion est liée à la Réforme de la fiscalité des entreprises III. Ce serait aussi un geste fatal pour la Suisse. A l’inverse de la plupart des autres pays occidentaux, la Suisse connaît un impôt sur la fortune. Sa justification repose entre autres sur l’absence d’impôt sur les gains en capital. En outre, l’impôt sur la fortune que nous connaissons aujourd’hui repose sur l’idée d’un rendement standard. L’ajout d’un impôt sur les gains boursiers à l’impôt sur la fortune serait une aberration. La Suisse pénaliserait durement ses conditions-cadres.

– N’est-ce pas un instrument de redistribution supplémentaire?

– Oui, mais nous devons prendre garde. On peut justifier une certaine forme de redistribution en fonction de son opinion politique. Mais on ne devrait pas seulement se concentrer sur la capacité financière d’un individu. Il faut aussi prendre en compte sa motivation, sa volonté d’être performant. Aujourd’hui, les personnes physiques et morales sont très mobiles.

– La Suisse fait l’objet de fortes pressions des Etats-Unis. Est-ce que nous insistons trop peu sur le respect du principe de réciprocité?

– Les Etats-Unis sont une puissance à laquelle la Suisse ne peut pas se mesurer. Une grande puissance obtient ce qu’elle désire.

– L’imposition du capital est de plus en plus forte en Europe, même si la mobilité reste élevée. Quelle région économique tire son épingle du jeu en ce début de 2014?

– Londres, pour en mentionner une, est très attractive, avec son statut de résident non domicilié avec une imposition basée sur les dépenses de consommation de la personne physique.

Les possibilités de quitter la Suisse sont grandes. Nous devons soigner nos atouts. Nos concurrents sont prêts à répondre aux attraits d’autres régions.

– Est-ce que les îles connues pour être des paradis fiscaux accueillent de plus en plus l’argent quittant la Suisse?

– Ces îles offshore sont aussi sous la pression de l’OCDE. La pression pour une transparence fiscale est mondiale. Réagiront-elles aux exigences internationales avec un zèle semblable à la Suisse?

– Quel est le degré de mobilité de la frontière entre l’évasion et l’optimisation fiscale?

– Cette frontière est mouvante et c’est notre rôle de conseiller fiscal de distinguer entre ce qui est réalisable et ce qui n’est pas légal.

– Dans la discussion sur la Réforme de la fiscalité des entreprises III, quelle ligne devrait défendre la Suisse?

– Nous devrions défendre les instruments acceptés au plan international, tels que la taxation privilégiée des produits de licence (licence box), les déductions d’intérêts notionnels (qui empêchent un traitement distinct entre un financement par dette ou par fonds propres) et l’abaissement des taux d’imposition des entreprises au sein des cantons. Les deux premiers sont déjà mis en œuvre à l’étranger. La troisième possibilité peut également être défendue. Nous devons accepter certaines limites à la concurrence fiscale pour éviter des changements économiques structurels. Mais la concurrence fiscale doit absolument être maintenue entre les cantons.

– La concurrence fiscale s’est-elle stabilisée depuis la crise?

– Non, la concurrence fiscale ne s’est pas stabilisée depuis la crise. Les critiques adressées à nos régimes spéciaux devraient être prises en compte dans la réforme des entreprises III. Ses effets seront compensés par l’adaptation de la péréquation financière. Mais le choix du siège d’une personne ou d’une entreprise dépend aussi de la géographie, de l’accès à l’aéroport, de la culture, de l’éducation des enfants.

– En finance, faut-il s’attendre, avec l’échange automatique d’informations, à un cauchemar bureaucratique?

– L’échange automatique d’informations livre des informations et l’impôt libératoire livre des impôts. A mon avis, ce dernier est un instrument plus efficace pour prélever des impôts. Avec l’échange automatique, les autorités seront mises au défi de gérer correctement ces informations. La Commission européenne prépare un document standard sur ce sujet.

L’échange automatique sera mis en œuvre, même si je préférais l’autre système. Mieux vaudrait finalement un système basé sur une plus grande honnêteté fiscale. L’Etat est mis au défi de traiter de façon équitable ses contribuables et d’offrir un système attractif plutôt que de simplement presser le citron.

En outre, l’Etat doit prendre en considération la disposition des contribuables à payer leurs impôts.

– Le besoin de transparence sera satisfait totalement par l’échange automatique. Mais comment pourrait-on simplifier le système fiscal?

– La simplification est un vœu de longue date. En Suisse, il faudrait simplifier le système des déductions fiscales. Politiquement c’est irréalisable. On pourrait aussi imposer tous les revenus à la source et ainsi simplifier le traitement des données. Mais chaque effort de simplification est combattu par divers groupes d’intérêts.

On pourrait passer à un système d’imposition sur la dépense. La consommation exprime la capacité financière de la personne. Le climat politique n’y est pas favorable.

Je pense que l’on réfléchit excessivement en termes de besoins financiers de l’Etat et de capacité financière du contribuable, mais insuffisamment sur les effets de la fiscalité sur la volonté d’entreprendre et de créer.

– L’impact serait pourtant positif pour l’économie, non?

– Oui, bien sûr. Le capital humain est le principal actif des Suisses et de la Suisse. Les investissements dans la formation permanente devraient être privilégiés. La déduction des frais de formation n’est que très partielle.

– Le droit d’émission ne devrait-il pas aussi disparaître?

– La plupart des autres pays l’ont supprimé. Il est fondamentalement erroné d’imposer l’émission de capital parce qu’il est levé pour générer des revenus. Le droit d’émission assèche la source de revenus. Le système privilégie la dette aux fonds propres.

– Quel est votre avis sur les taxes d’incitation, par exemple environnementales?

– On encourage un comportement écologique mais, pour le reste, il faudrait gérer les taxes d’incitation en respectant le principe de neutralité fiscale.

– Que pensez-vous de l’idée ­de justice fiscale?

– La justice fiscale est généralement associée à la progressivité de l’impôt. C’est un instrument difficile à gérer, qui doit répondre au désir de solidarité sans dépasser certaines limites.

– Est-ce que l’harmonisation fiscale au sein de l’Union européenne sera totale dans dix ans?

– Je ne peux pas me l’imaginer. Une certaine harmonisation est sans doute souhaitable, mais la concurrence doit être maintenue pour réduire l’appétit fiscal des Etats. Je m’attends aussi, dans le cadre des efforts de transparence fiscale, à une augmentation de l’honnêteté fiscale.

Vous voyez, le domaine du droit fiscal reste intéressant et d’une grande pertinence; avant tout, il faudra optimiser et simplifier le système.

– Quel est le principal souci fiscal de vos clients en ce début 2014?

– La demande de conseils fiscaux porte avant tout sur la complexité croissante de la fiscalité et partiellement sur des questions d’auto-déclaration, d’argent propre et de fin du secret bancaire. De plus en plus de personnes physiques et morales ont besoin d’un soutien et de conseils fiscaux de la part de professionnels. Nous ne conseillons que les personnes physiques qui déclarent leurs revenus.

– Le passage à l’argent déclaré est-il le sujet dominant?

– Non, ce n’est pas le thème principal, mais il crée une demande supplémentaire de la part des personnes physiques. Le conseil fiscal aux entreprises répond à une demande constante.

– Comment réagit l’offre de conseils fiscaux à cette demande?

– J’observe une plus grande spécialisation en relation avec une complexité et une internationalisation accrues. Il n’est plus suffisant de bien connaître le droit fiscal suisse. Nous devons réfléchir en termes internationaux. La globalisation s’est aussi immiscée dans le quotidien de l’expert fiscal. Nous devons donc souvent faire appel à des spécialistes étrangers et, par la force des choses, renforcer notre réseau international. Nous sommes membres de Lex Mundi, le plus grand réseau d’études d’avocats indépendants. De plus, personnellement et avec ma collègue Anne-Catherine Imhoff, nous avons lancé en janvier un réseau de femmes expertes en questions immobilières (www.wipswiss.ch), qui a réuni près de 200 personnes lors de sa séance introductive.

– Avez-vous refusé des cas en raison d’une complexité excessive?

– J’exclus toute demande d’évasion fiscale, mais j’adore les cas complexes. Ce sont les plus attractifs pour les experts fiscaux.

– Votre bureau est au centre-ville. Et vous, où habitez-vous?

– J’habite en ville de Zurich. J’y paie mes impôts et je profite des infrastructures et des atouts du cadre urbain, même si c’est peut-être un choix fiscal inapproprié par rapport à d’autres communes avoisinantes ou d’autres cantons. D’autant plus que j’ai grandi ­à Zollikon sur la Goldküste [fiscalement plus attractive].

Pouvoir sortir ou aller au travail en vélo ou à pied est pour moi un atout majeur. Il me semble plus important de vivre à un endroit où je me plais que là où les impôts sont plus modestes.

– Vous donnez des conseils fiscaux, mais vous n’êtes pas vous-même fiscalement rationnelle?

– J’aime bien la ville de Zurich. C’est un choix qui résulte de mon échelle de valeurs. Je suis conseillère fiscale, mais les impôts ne sont pas au cœur de mes décisions personnelles.

– La fiscalité est souvent un sujet conflictuel entre la Suisse et ses partenaires. Quel est l’effet de ces conflits juridiques croissants auprès de vos clients?

– Ils nécessitent des conseils supplémentaires. Les exigences de précision et d’explication sont croissantes. Je pense par exemple aux prix de transfert pour les entreprises et au BEPS (Base Erosion and Profit Shifting). Le BEPS détermine si les règles actuelles permettent un découplage entre le lieu où les bénéfices imposables sont déclarés à des fins fiscales et le lieu où l’activité qui les génère se déroule effectivement, et, si oui, ce qui peut être fait pour y remédier.

– En cas de conflits entre la loi fiscale suisse et celle d’un pays tel que la France sur un sujet précis, recommandez-vous le respect uniquement du droit suisse?

– Je ne recommande que le droit existant, quel qu’il soit. La marge de manœuvre offerte par les conflits juridiques devient toujours plus étroite. Il est de plus en plus difficile de tirer profit des différents systèmes. C’est pourquoi nous avons recours aux experts étrangers.

– Vous paraissez calme, imperturbable. Est-ce que l’administration fiscale ne vous énerve jamais?

– Rarement! Ce sont des professionnels et nous pratiquons l’escrime des arguments à haut niveau. Auriez-vous personnellement des expériences différentes?

 



25/02/2014
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